Les É.D.I.T.s [Explications du droit par informations et textes] consistent en notules complétant un cours d'Introduction générale au droit en regard de l’actualité canadienne et québécoise. Ce cours [DRT-1901] est offert à distance par l'Université Laval [http://www.ulaval.ca/].

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Le terme ÉDIT, malgré son caractère vieillot, convient à la double nature de nos messages : procéduraux et substantifs, parfois pointus, destinés, de façon pratique, à faire le lien entre le contenu du cours et l’actualité juridique canadienne et québécoise.
Le terme désignait un acte juridique du droit romain (le préteur annonçait l’organisation du procès dans un édit) ou de l’Ancien Régime (acte législatif portant sur une seule matière, ou une seule catégorie de personnes ou une partie seulement du territoire).
Ce choix évite la confusion avec les termes juridiques modernes : loi, décret, arrêt, décision, etc.

vendredi 21 novembre 2008

É.D.I.T./28-2008--Voisinage et nuisance excessive (art. 976 C.c.Q.)

Le 21 novembre 2008

1. Extrait du bulletin du journal Le Soleil du 20 novembre 2008 :

« La Cour suprême donne raison aux voisins de Ciment St-Laurent

(Québec) Les 2000 voisins incommodés pendant des années par la poussière, le bruit, et les odeurs provenant de l'usine de Ciment St-Laurent remportent une victoire totale, 11 ans après la fermeture de la cimenterie.

Le plus haut tribunal du pays a décrété jeudi que ces résidants de Beauport doivent se partager une somme de 15 millions$ à titre de dédommagement pour les inconvénients subis entre 1991 et la fermeture de l'usine en 1997.

La décision rendue jeudi par la Cour suprême met fin à 15 ans de bataille juridique, puisque la demande pour obtenir la permission d'exercer un recours collectif a été déposée le 4 juin 1993. La victoire des voisins de l'usine est totale parce que le plus haut tribunal du pays ramène les compensations au niveau décidé par la Cour supérieure.

En mai 2003, la Cour supérieure décrétait que Ciment St-Laurent, malgré ses efforts pour exploiter son usine dans le respect des normes en vigueur, avait causé des inconvénients anormaux pour ses voisins. Des inconvénients excédant les limites de la tolérance que les voisins se doivent, avait statué la juge Julie Dutil.

Ce premier jugement divisait les voisins en cinq zones, selon leur proximité de l'usine. Ainsi, les voisins les plus près se voyaient octroyer un dédommagement de 15 950$, alors que les plus éloignés avaient droit à 1100$.

Mécontente de la décision, l'entreprise s'est adressée à la Cour d'appel, qui encore une fois donnait raison aux voisins, mais réduisait les indemnités. Le montant total était ramené à 12 millions$, soit 11 000$ pour les voisins les plus près, et 935$ pour les plus éloignés.

Toujours insatisfaite, la compagnie demande au plus haut tribunal du pays de trancher. Ce qu'il a fait jeudi en redonnant aux voisins les 15 millions$ octroyés par la Cour supérieure.

Devant cette cour, 62 témoins ont raconté les inconvénients subis par la retombée de la poussière de ciment. Impossible de s'asseoir dehors et obligation de repeindre l'extérieur de la résidence tous les ans, tellement la poussière causait des dégâts.

Claude Cochrane, l'un des représentants du groupe, avec Huguette Barrette, a déposé 275 photos illustrant les dégâts. Le tribunal a pu voir aussi 14 heures de bande-vidéo captée par Jean-Paul Tremblay, un autre voisin.

Les relations de voisinage modifiées

La décision de la Cour suprême modifiera à l'avenir les relations de voisinage entre les citoyens et les entreprises avec l'interprétation qu'elle vient de donner à un article du Code civil du Québec. Cette décision donne une nouvelle arme aux citoyens qui vivent des inconvénients excessifs, analyse Me Line Magnan, du bureau de Me Jacques Larochelle, qui a défendu avec succès les citoyens de Beauport.

Même si elle ne commet pas de faute, une entreprise peut quand même être tenue responsable des inconvénients anormaux qu'elle cause. Pour un simple citoyen, prouver qu'une compagnie a commis une faute peut être très difficile, de dire Me Magnan. «Le citoyen n'a pas accès à tous les documents de l'entreprise.»

À l'avenir, un citoyen pourra avoir gain de cause s'il démontre qu'il a subi des dommages, des inconvénients qui ne sont pas acceptables dans la société. «Il est plus facile de prouver ce que tu as vécu que de prouver la faute de l'autre», ajoute Me Magnan.

L'avocate s'attend à ce que les entreprises fassent connaître leurs inquiétudes au cours des prochains jours. Mais elle ne prévoit pas une prolifération des poursuites. Le fardeau de démontrer des inconvénients anormaux repose sur les épaules du citoyen, et ce n'est pas simple, conclut-elle.»


Article sur la nouvelle dans Le Devoir : «Une nuisance légale peut être excessive»
http://www.ledevoir.com/2008/11/21/217579.html

2. Précisions juridiques (référence contexte etc)
Il s'agit de la décision Ciment du Saint-Laurent Inc. c. Barrette, 2008 CSC 64 (CanLII),[http://www.canlii.org/fr/ca/csc/doc/2008/2008csc64/2008csc64.html],rendue le 20 novembre 2008.
La décision comporte 119 paragraphes.

Les questions que la Cour devait trancher :

Biens _ Troubles de voisinage _ Responsabilité sans faute _ Exploitation d’une cimenterie _ Le droit civil du Québec admet‑il, en vertu de l’art. 976 C.c.Q., l’existence d’un régime de responsabilité civile sans faute en matière de troubles de voisinage fondé sur le caractère excessif des inconvénients subis? _ La loi spéciale qui régit les activités de la cimenterie confère‑t‑elle une immunité à cette dernière en matière de troubles de voisinage?

Prescription _ Interruption _ Demande en justice _ Dommages pour troubles de voisinage reliés à l’exploitation d’une cimenterie étalés dans le temps _ L’action en justice a‑t‑elle interrompu la prescription relativement aux dommages postérieurs à son dépôt? _ Ces dommages découlent‑ils de la « même source »? _ Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, art. 2896.

Dommages‑intérêts _ Évaluation _ Méthode de la moyenne _ Recours collectif _ Troubles de voisinage reliés à l’exploitation d’une cimenterie _ Membres du groupe répartis dans quatre zones résidentielles afin de s’assurer qu’un préjudice de base soit commun aux résidents de chaque zone _ Recouvrement assujetti à une procédure de réclamation individuelle, mais évaluation de la somme accordée à chaque membre selon une moyenne établie par zone _ La méthode de la moyenne est‑elle légitime pour évaluer les dommages‑intérêts subis par les membres du groupe visé par le recours collectif?

3. Commentaires questions

Le responsabilité civile pour dommages, telle que prévue au Code civile exige une faute; certains régimes statutaires hors Code prévoient une indemnisation sans égard à la faute. Ce qui est nouveau ici, c'est de faire état d'une responsabilité sans faute dans le Code civil.
Ce jugement illustre l'importance du droit commun du Code civil qui demeure applicable même en la présence d'autres lois. Ainsi les exigences des certificats d'autorisation émis par le ministère de l'Environnement n'empêchent pas les nuisances anormales et excessives (ce qu'elles devraient faire); il s'ensuit que le droit commun, notamment l'article 976 C.c.Q. vient suppléer.
Résumé de la Cour (extrait) :
«Malgré son caractère apparemment absolu, le droit de propriété comporte néanmoins des limites. L’article 976 C.c.Q. en constitue un exemple lorsqu’il dispose que le propriétaire d’un fonds ne peut imposer à ses voisins de supporter des inconvénients anormaux ou excessifs. Il y a lieu de reconnaître deux régimes de responsabilité civile pour cause de troubles de voisinage en droit québécois : d’une part, le régime de droit commun de la responsabilité civile fondé sur le comportement fautif de leur auteur présumé et, d’autre part, le régime de responsabilité sans faute fondé sur la mesure des inconvénients subis par la victime en vertu de l’art. 976 C.c.Q. » cf. paragraphes [20] et [86] du jugement.


4. Lien avec les modules du cours
Le relations de voisinage sont étudiées au module 2. Le paragraphe [96] du jugement apporte des précisions sur la notion de voisin.
Les diverses responsabilités civiles au module 3.
Rédaction juridique, appréciez la poésie du juge LeBel dans le premier paragraphe du jugement :

« Né de la poussière, destiné à y retourner, l’être humain se résigne mal à vivre en elle. Parfois, las du balai et du seau d’eau, il n’hésite pas à recourir aux tribunaux pour lui échapper. Le présent dossier le confirme. »

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Québec, (Québec), Canada
Avocat au Barreau de Québec, Chargé de cours à la Faculté de droit de l'Université Laval